Black horizon 2010 – 2012
BLACK HORIZON
Par Aleksandra Kostic, Historienne d’Art
Catalogue d’exposition, Fondation ADS 2010, Paris
La réalité du monde est infinie.
En cela l’œuvre de Bogdan Pavlovic n’a de cesse d’interroger, de provoquer, d’éclairer toutes les réalités existantes. A la recherche d’une forme très personnelle de représentation, le travail de Pavlovic oblige le spectateur à appréhender la toile à travers un large horizon d’attente. Car sa maîtrise des différentes techniques picturales est seulement comparable au sens aigu d’une palette toujours juste, et à la pluralité des sujets qu’il traite.
Au départ il y a l’image photographique qui inspire Pavlovic. Photographie illustrant un moment de l’Histoire ou un moment tout court, elle est la base à partir de laquelle l’artiste va dessiner toute sa réflexion.
La peinture ne sert plus alors à montrer directement le visible, elle cherche d’avantage à interroger le réel et ses images. Pour tenter de remplir cette fonction, Pavlovic explore la photographie qui est sa base. C’est toute une investigation de l’image que l’artiste propose en réfléchissant sur l’être, sur ce qu’est l’objet en lui-même, sur sa valorisation sociale, sur l’Histoire, l’instant, le geste, le temps suspendu. Il met en doute la vision naturelle et interroge ainsi notre regard sur le monde. En quoi le regard du peintre est-il différent de celui du photographe ? A quelle vérité espère-t-on accéder dans un monde fait de réalités sociales et politiques ?
La photographie est par excellence la forme d’attestation du réel, elle prouve l’existence même du référant. Or, là où la photographie interroge le réel et son caractère singulier, la peinture cherche à transcender ce même sujet. L’artiste peint d’après photo, donc d’après ce qui était unique mais qui est devenu pluriel, d’après ce qui était dans un seul espace et qui est devenu dans plusieurs. Et Pavlovic d’en prendre le contre-pied en rendant à l’instant d’origine photographique toute son “aura” pour faire de chaque image une apparition unique dans un temps unique. Une fois le principe de mimesis[1] dépassé, c’est toute l’invention du regard de l’artiste qui s’offre à nous. Nous sommes multiples et le regard de Pavlovic donne une image de l’être en réduisant cette multiplicité à une vision. Une vision, mais surtout un point de vue. Car le cadrage est ici un acteur à part entière. C’est une autre façon de présenter un même moment figé à l’origine par l’objectif de l’appareil, et retranscrit à travers l’œil de l’artiste – le geste du peintre. Le fait d’enlever, de couper peut donner du sens (Reader, Kids). Il s’agit alors de suggérer le tout par une partie et mettre ainsi en valeur le hors champ qu’on ne voit pas mais qui est matériellement lié à ce que l’on voit (Awakening). Le gros plan quant à lui transforme la réalité et la révèle (China girl). Aussi un détail exalté devient-il une valeur en soi, tandis que dans la réalité il n’aurait peut être pas eu une si grande valeur (Girl). Pourtant malgré la proximité avec le sujet, l’identité humaine n’existe pas. Il n’y a que l’image de celle-ci. Une image qui nous interpelle par un excès de présence. Ce zoom parfois démesuré rend n’importe quelle image sensationnelle (Building). Pavlovic exploite ainsi l’objet sous des angles inattendus et parfois quasi non-identifiables. Dans Interior et Courtyard l’œil hésite, se perd, cherche l’encrage pour définir la forme, comprendre… Puis comme on s’habitue au noir, le regard trouve ses marques pour mieux découvrir cet autre réel. La nature qui parle à l’objectif est différente de celle qui parle aux effets plastiques de la peinture. Ici la forme et le fond dialoguent pour transcender les apparences. Les détails architecturaux ainsi agrandis, tels une réalité isolée, sont décontextualisés du monde extérieur. D’où, un effet de ralenti, comme une loupe temporelle qui agrandit le temps, dit le lieu, pose la scène afin de révéler la partie du monde réel que nous ne voyions pas jusque-là.
Mais c’est sans compter sur la notion d’Histoire et d’influence de celle-ci sur notre réalité commune. Car ces images sont avant tout des souvenirs choisis faisant appel à un référent collectif, donc facilement identifiable (Bauhaus, Rex theater). Ce sont autant de traces d’une mémoire comprimée sous forme d’images. La question à soulever alors ne concerne plus simplement la relation d’un spectateur face à lui-même, au groupe, au monde qui l’entoure, mais celle d’une communauté face à un héritage commun. Nous sommes tous fournis avec une mémoire d’images – de totems visuels qui bâtissent notre histoire commune. Par la reproduction quasi rituelle de la réalité figée par le médium photographique, Pavlovic provoque des fissures en opposant d’une part, les traces de la mémoire qui s’impose à nous, et de l’autre, la véritable perception du monde et de la réalité qui nous entourent.
Il existe un rapport étroit entre un individu et sa mémoire. Car c’est elle qui mène chacun de nous vers l’histoire. Nous nous maintenons nous-mêmes à travers le temps, et si l’image photographique fige ce temps jusqu’à son infini, la peinture le sublime.
Pavlovic fait face à ce trop plein d’histoire. Il explore la mémoire par des sujets historiques ou référents directs à des images présentes dans le subconscient culturel collectif (Shaman ou le clin d’œil de Pavlovic à Joseph Beuys enveloppé dans son épais manteau de feutre[2].)
En faisant ainsi référence à des images collectives, par ce jeu de rappel visuel, l’artiste laisse une grande part de libre interprétation au spectateur afin de lier ce qu’il imagine à ce qu’il voit. C’est aussi un moyen de mettre en lumière des images universelles qui tendent à construire une mythologie individuelle par la simple prise de conscience des choses que l’on voit et de nous-mêmes.
Pavlovic découvre sous la trame de l’histoire, l’essence de la création. Il montre que l’Histoire, comme un instant ordinaire, est faite de tout. La dimension d’authenticité qu’il insuffle alors, offre au spectateur la justesse même de l’action.
Usant de puissants moyens visuels (sujet, cadrage), le travail de Pavlovic s’inscrit dans une profonde volonté esthétique. Son originalité réside dans son choix de support et une réflexion sur le médium qu’est la peinture. Car Pavlovic a l’exigence d’un langage esthétique simple qui se réfère directement au support et à ses contraintes. L’artiste peint sur un matériau inédit : de la moquette. Un travail qui nous plonge dans l’exigence technique et la contraint liée au support. En effet, l’handicape technique peut devenir une chance esthétique. Car sur pareil support l’artiste ne peut commettre d’erreur. Le geste est unique, le pinceau n’a droit qu’à une seule chance, c’est un « one-shot ». Les limites de sa peinture sont ce que l’artiste réussit à en faire. Ainsi Pavlovic fait de ce qui serait une gêne pour la création, l’aliment même de son acte créateur. Il travaille ses effets de matière, la texture, la lumière afin de saisir l’essence de l’image, plus réelle et intelligible que la chose elle-même (Drowning by numbers, European female, Airport). Le support dessine autant que le geste du peintre ; il est tour à tour peint ou laissé libre, mais dans tous les cas il s’exprime pleinement et dynamise la composition (Kids, Intrerior). La perfection technique de Pavlovic réside en cette capacité à prendre un matériau et à travailler sur ses défauts. Le peintre jongle avec le support, fait preuve de virtuosité. Il invente du visible là où il laisse du vide, il comble par les mots le silence de la composition (Art Basel, Teenage hall). Sa peinture est figée, silencieuse. Ses titres illustratifs ainsi liés à l’image sonnent comme une légende, et ouvrent le travail de l’artiste vers une œuvre totale – un autre exemple du rapport texte/image.
Parler de l’exile intérieur d’un artiste c’est parler de son territoire propre, du seul lieu hors de tout lieu où la création est possible. C’est un contre-pied efficace face à une réalité existante. La peinture de Pavlovic est de celles qui vont plus loin à la recherche de l’intemporel. L’artiste juxtapose des strates d’images d’horizons culturels collectifs variés qu’il met en scène à travers des compositions simples et avec une rare poésie de la précision. Il ne vise pas simplement à susciter chez le spectateur des émotions désintéressées, mais bien à le soumettre à des références directement liées à une expérience qui tient de la mémoire collective (l’Histoire) ou de la société (un instant de vie). En mêlant histoire et culture Pavlovic intègre image, signe et écriture afin de pousser à l’extrême la confusion entre l’art et la vie.
[1] Joseph Beuys, Coyote : I like America and America Likes Me, New York, 1974
[2]Imitation qui achève la réalité selon Aristote, Poétique.
English version
The reality of the world is infinite.
As such, the work of Bogdan Pavlovic does not cease to interrogate, to provoke, and to illuminate all of the existing realities. In search of a very personal form of representation, Pavlovic’s work obliges the spectator to apprehend the canvas through a wide horizon of expectation. For his mastery of the different pictorial techniques is only comparable to the keen sense of an always unerring palette, and to the plurality of the subjects that he treats. Initially, it is a photographic image that inspires Pavlovic. Photographs illustrating a moment in History or a just a brief moment are the base upon which the artist goes on to render all of his reflection.
The painting, then, no longer serves to directly show the visible, but seeks rather to interrogate the real and its images. In an attempt to fulfill this function, Pavlovic explores the photograph upon which it is based. It is a whole investigation of the image that the artist proposes in reflecting upon the being, upon what the object is in and of itself, upon its social value, upon History, the instant, the gesture, suspended time. He casts doubt upon the natural vision and thus questions our view of the world. In what ways is the view of the painter different from that of the photographer? What truth can one hope to access in a world made of social and political realities?
Photography is the form par excellence of the attestation of the real; it proves the very existence of the referent. And yet, where photography questions the real and its singular character, painting seeks to transcend this same subject. The artists paints from the photograph, and therefore from what was unique but has become plural, from what was in a single space but has come to be in many. And Pavlovic takes the opposite stance in giving all of the “aura” back to the original photographic instant, making each image a unique apparition in a unique time.
Once we get beyond the principle of mimesis (imitation that achieves reality, according to Aristotle, Poetics.) , we are offered the full invention of the artist’s gaze. We are multiple and Pavlovic’s gaze offers an image of the being in reducing this multiplicity to one vision. One vision, but above all one point of view. For the composition is a fully-fledged actor here. It is another way of presenting the same moment fixed at its origin by the camera’s objective, and re-transcribed through the eye of the artist—the gesture of the painter. The act of removing, of cropping, can create meaning (Reader, Kids). It is therefore about suggesting the whole from a part and about emphasizing what is outside the field of view; that which we cannot see, but which is materially linked to what we can see (Awakening). As for the close-up, it transforms reality and reveals it (China Girl). Likewise, an exalted detail becomes of value in itself, while in reality it might not have been so valuable (Girl). Even despite the proximity with the subject, the human identity does not exist. There is only the image of this identity—an image that calls to us through an excess of presence. This sometimes excessive zoom renders any image sensational (Building). Pavlovic thus exploits the object through unexpected and sometimes almost unidentifiable angles. In Interior and Courtyard the eye hesitates, loses itself, seeks an anchor to define the form, to understand… Then, as one grows accustomed to darkness, the gaze finds markers to better discover this other real. The nature that speaks to the objective is different than that which speaks to the plastic effects of painting. Here the form and the content are in dialogue to transcend appearances. The architectural details, thus enlarged in such an isolated reality, are decontextualized from the exterior world. Hence, an effect of slowing down, like a temporal magnifying glass that enlarges time, indicates the place and sets the scene in order to reveal the part of the real world that we did not see until then.
But this is without counting on the notion of History and its influence on our common reality. For these images are above all chosen memories that appeal to a collective referent, and are therefore easily identifiable (Bauhaus, Rex Theater). They are as much traces of a compressed memory in the form of images. The question to be raised, then, no longer concerns simply the relationship between a spectator facing himself, the group, and the world that surrounds him, but that of a community facing a common heritage. We are all equipped with a memory of images – visual totems that construct our common history. By the quasi-ritual reproduction of the reality fixed by the photographic medium, Pavlovic provokes fissures by opposing, on one side, the traces of memory that are imposed upon us, and on the other, the veritable perception of the world and the reality that surrounds us. A close relationship exists between the individual and his memory. For it is memory that leads each of us towards history. We maintain ourselves through time, and if the photographic image fixes this time until infinity, then painting sublimates it. Pavlovic comes face to face with this overflow of history. He explores memory through historical subjects or direct referents to images present in the collective cultural subconscious (“Shaman” or Pavlovic’s wink at Joseph Beuys enveloped in his thick felt coat- Joseph Beuys, Coyote : I like America and America Likes Me, New York, 1974). In thus making reference to collective images, by this game of visual reminders, the artist leaves a large part of the interpretation free to the spectator in order to link what he imagines to what he sees. This is also a way of highlighting the universal images that tend to construct an individual mythology by the simple awareness of the things what we see and of ourselves. Under the framework of history, Pavlovic discovers the essence of creation. He shows that History, like an ordinary instant, is made of everything. So, the dimension of authenticity that he inspires offers to the spectator the very appropriateness of the action.
Using powerful visual means (subject, framing), Pavlovic’s work is inscribed in a profound esthetic will. Its originality resides in his choice of surface structure and a reflection on the medium of paint. For Pavlovic must live up to the demands of a simple esthetic language that refers directly to the surface and its constraints. The artist paints upon an unconventional material: carpet. A work that plunges us into the technical exigencies and constraints inherent in this surface. In effect, the technical handicap can become a stroke of esthetic luck, because on such a surface one cannot commit any error. There can be only one gesture, the brush has only one chance: it’s a “one shot.” The limits of his painting are those that the artist succeeds in making of it. Thus, Pavlovic turns what would be a bother for creation into the very sustenance of his creative act. He works on the effects of material, texture, and light in order to capture the essence of the image, more real and intelligible that the thing itself (Drowning by Numbers, European Female, Airport). The surface creates the drawing as much as the painter’s gesture; it is by turns painted or left free, but in any case it expresses itself fully and makes the composition dynamic (Kids, Interior). Pavlovic’s technical perfection resides in this capacity to take a material and work on its flaws. The painter juggles with the surface, proving his virtuosity. He invents the visible where he leaves a void, he fills in the silence of the composition with words (Art Basel, Teenage Hall). His painting is fixed, silent. His illustrative titles, linked as they are to the image, resonate like a legend, and open the work of the artist towards a total oeuvre—another example of the relationship between text and image.
To speak of the interior exile of an artist is to speak of his own territory, of the only place outside of all places where creation is possible. It is an effective alternative faced with the existing reality. Pavlovic’s painting goes further in its search for the timeless. The artist juxtaposes strata of images of varied collective cultural horizons that he directs through simple compositions and with a rare poetry of precision. He not only aims to incite selfless emotions from the spectator, but also to submit him or her to references directly linked to an experience that takes after the collective memory (History) or society (an instant of life). In mixing history and culture Pavlovic integrates image, sign and writing in order to push the confusion between art and life to the extreme.