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Territoires de l’imaginaire

A la question de savoir par quels moyens exprimer le monde d’aujourd’hui et ses problématiques, le peintre Bogdan Pavlovic a choisi la carte — planisphères, cartes de continents, cartes du ciel.

Aux cartes s’associe un imaginaire puissant, soit qu’elles servent de support à des rêves de lointains, soit qu’on en trace de nouvelles pour inventer des mondes. Quant à lui, Bogdan Pavlovic les utilise avant tout comme un support : cet imaginaire qu’elles contiennent en germe, il le déploie sur la carte elle-même qui disparaît parfois presque entièrement sous la figure représentée.
Ici, c’est une jeune fille à la silhouette gracile, cachée sous ses cheveux et dessinée à larges traits noirs au-dessus de l’archipel du Japon. Les coulures et la gestualité rapide du pinceau signalent la violence de son geste qui parle de refus ou de renoncement.
Là, c’est une machine à laver dont le tambour est lancé à grande vitesse, tracée au-dessus de cartes de pays rapprochés en dépit de la réalité géographique. Son sens est plurivoque: brassage de populations, blanchiment d’argent, problèmes environnementaux ?
Là encore, c’est un volcan noir, dans une matière très empâtée, qui recouvre entièrement la carte initiale. Serait-il la métaphore d’une explosion imminente ? Le rouge des flammes qui s’échappent du cratère contrastent violemment avec la couleur charbonneuse de la composition et accentue la tension dramatique.

Sur les cartes de jadis, on comblait de monstres les zones lacunaire car encore inexplorées. Aujourd’hui, la cartographie du monde est connue. Il n’y a pas de terre qui ne soit très précisément enregistrée.
Alors l’imaginaire se glisse ailleurs. Ces cartes qui nous donnent une image si rassurante d’un monde parfaitement circonscrit et apparemment immuable, portent pourtant en elles les problématiques propres aux zones représentées. Et ce sont ces failles invisibles qu’explorent les cartes de Bogdan Pavlovic.
Tantôt le dessin est en relation évidente avec la carte, tel ce loup qui hurle au dessus des steppes russes ; tantôt il s’insère dans les formes réservées par la carte, ainsi cette silhouette de femme nue, de dos, glissée entre l’Australie et la Nouvelle Guinée ; tantôt, enfin, le dessin emporte avec lui la carte tout entière et la dévore, comme ce requin au regard terrifié.

La carte apporte ainsi une solution plastique à différentes problématiques picturales. Par exemple, l’urgence très actuelle de sortir les images de leur statut d’objet immédiatement consommable : pour cela, la carte leur offre un socle, un lieu où elles peuvent s’ancrer et gagner en substance.
Ou encore, celle d’arrimer la création artistique à des problématiques présentes (place de la femme dans le monde, écologie, déplacements de populations) sans pour autant en faire un travail illustratif. A cette question, la carte offre son objectivité, à savoir une vue globale du monde, à la confluence de plusieurs disciplines (géographie, politique, économie), à un instant T.

Le rouge, le noir et le blanc sont les trois teintes presque exclusivement utilisées par l’artiste (si l’on excepte bien sûr les couleurs des cartes elles-mêmes). Par leur austérité, associées à la brutalité du noir et à la violence du rouge, le peintre refuse tout effet de pittoresque. Rappelons d’ailleurs que dans l’Antiquité, le rouge, comme le blanc et le noir, était considéré comme une non-couleur. Ce rouge, qu’il utilise parfois en exclusivité, évoque également la lumière des chambres photographiques. Les couleurs ont en effet un rôle de révélateur : ce ne sont pas elles qui importent, mais la façon dont elles donnent corps à la figure elle-même, porteuse d’émotions et de questionnements.

Faire appel aux cartes, c’est aussi répondre au désir de l’artiste d’englober le monde et de l’exprimer en totalité. Ainsi, ces cartes de l’espace, riches de tout ce que la science aujourd’hui nous invite à concevoir : courbures, Multivers et autres fluctuations des corps célestes. En distordant les cartes avant de travailler dessus, l’artiste les rend aptes à les faire résonner, comme les cordes d’un instrument, de toutes sortes d’hypothèses et d’univers possibles. Des silhouettes humaines deviennent des corps astraux, des astéroïdes se retrouvent dans une danse et des continents terrestres s’invitent dans le cosmos.

Par ces images qu’il inscrit dans les cartes et qui accèdent au rang de symboles, Bogdan Pavlovic touche enfin, chez le spectateur, son propre sentiment d’appartenance au monde. Ses cartes historiées (comme on parle de « lettres historiés » pour les lettres ornées de scènes peintes dans les manuscrits médiévaux) nous ouvrent au questionnement, au rêve aussi, mais peut-être surtout à une réconciliation avec les infinis possibles de la Terre et du cosmos.

Anne Malherbe